Et voilà, Bertrand Blier est mort. Il aurait sûrement trouvé un moyen de tourner ça en dérision, peut-être en imaginant ses propres funérailles comme une farce macabre où des personnages improbables viendraient jouer des rôles qu’ils ne comprennent même pas. Car Blier, c’était ça : le chaos orchestré, l’absurde qui cogne au ventre, et l’irrévérence érigée en art de vivre. Mais aujourd’hui, la question se pose : que reste-t-il de cet esprit-là ? Plus encore : son cinéma serait-il possible dans cette époque corsetée où tout passe au crible du politiquement acceptable ?
Blier en 2025 : bienvenue en enfer
Reprenons quelques classiques de sa filmographie. “Les Valseuses”, ce road-movie anarchique, serait sans doute accueilli aujourd’hui par une pluie d’articles indignés. Les personnages de Depardieu et Dewaere, aussi grotesques qu’ils soient, auraient été condamnés par les tribunaux de la moralité contemporaine pour leur rapport à la sexualité. La provocation ludique de Blier deviendrait un “problème sociétal”. Et que dire de “Buffet froid”, ce chef-d’œuvre glacé où l’absurde est roi ? On imaginerait déjà les plateaux télé déblatérant sur l’amoralité de tels personnages.
Blier est mort, mais soyons honnêtes : son cinéma aurait été impossible à produire aujourd’hui.
Pire encore : quel acteur oserait signer pour un rôle blierien ? Certes, on applaudit aujourd’hui son génie, mais combien, parmi les nouveaux visages du cinéma, accepteraient de se glisser dans des personnages aussi politiquement incorrects ? On murmure sans doute dans les loges : “Et si ça me faisait mal voir ? Et si un tweet ressortait dans dix ans ?”
Les médias, eux, pleurent Blier aujourd’hui, mais ils n’auraient pas manqué de le crucifier s’il arrivait en 2025 avec son cinéma sans compromis. Les mêmes qui célèbrent son génie auraient hurlé au scandale devant le moindre de ses dialogues. L’époque adore enterrer avec les honneurs ceux qu’elle aurait assassinés vivants.
Y a-t-il encore des Bliers en France ?
Posons-nous la vraie question : où sont les nouveaux Bliers ? Existe-t-il en France des cinéastes capables de bousculer les tabous, de rire du sacré, d’insulter poliment la bienséance ? La réponse, hélas, semble bien maigre. Les quelques audacieux qui tentent encore des expériences – des Dupieux, des Mandico – restent confinés dans des niches, applaudis pour leur excentricité, mais rarement pris au sérieux comme Blier l’était. Quant aux autres, ils jonglent avec un conformisme artistique travesti en engagement.
La mort de Blier, c’est aussi l’enterrement d’une époque où l’absurde et la provocation avaient encore droit de cité.
Peut-être faut-il regarder ailleurs. Aux États-Unis, malgré leur puritanisme apparent, il existe une tradition qui permet encore à des œuvres subversives de voir le jour. Ari Aster, avec ses cauchemars familiaux, ou Quentin Tarantino, ce dernier dinosaure du politiquement incorrect, rappellent que la transgression peut encore être créative. Et dans d’autres régions du monde ? L’Asie, peut-être, avec ses cinéastes comme Bong Joon-ho, qui allient satire sociale et liberté formelle. Mais rien, absolument rien, ne ressemble à la folie joyeusement désespérée de Blier.
France vs. USA : qui bouscule encore ?
Nous, Français, aimons nous draper dans notre réputation de rebelles, de fauteurs de trouble. Mais à y regarder de près, nos séries, nos films, nos productions culturelles ne bousculent plus grand-chose. Comparons : aux États-Unis, des séries comme “Succession” ou “The Boys” n’hésitent pas à dénoncer le pouvoir, à rire des excès du capitalisme ou à s’attaquer aux figures sacralisées. En France ? On s’extasie devant des séries molles, proprettes, où la critique sociale se réduit souvent à un sermon prévisible.
Certains rétorqueront que le contexte n’est pas le même, que le financement des œuvres en France repose davantage sur des commissions frileuses que sur des investisseurs privés. C’est vrai. Mais l’esprit de provocation, lui, ne dépend pas de l’argent. Il dépend de la capacité d’un artiste à dire non, à résister à la tentation de plaire. Et là, force est de constater que nous avons bien failli.
Une époque orpheline
Avec la mort de Blier, c’est une époque qui s’éteint. Celle où l’on pouvait rire du pire, où le grotesque devenait une arme pour désarmer les convenances. Aujourd’hui, la liberté d’expression est prise en étau entre l’obsession du “safe” et la peur du scandale. Blier, lui, n’avait peur de rien. Ni de choquer, ni d’être mal compris, ni de déplaire.
Le plus grand hommage à Blier serait de rire de l’époque qui l’aurait annulé.
Alors, que faire ? Pleurer, bien sûr, mais surtout se demander ce que nous avons fait de cet héritage. Car le plus grand hommage à rendre à Bertrand Blier ne serait pas de le pleurer avec des mots bien sages. Ce serait de reprendre le flambeau, de rire à nouveau du sacré, de transformer l’absurde en outil de combat.
Et peut-être qu’un jour, un nouveau Blier émergera. Quelqu’un qui osera prendre des risques, comme lui. Mais en attendant, il ne reste qu’un grand vide, où l’on entend, dans un coin, une voix goguenarde murmurer : “Vous l’avez voulu.”