En matière de politique publique, il est des chiffres que l’on préfère enterrer sous les discours compassionnels ou les formules managériales. La fraude sociale, estimée à 20 milliards d’euros par an, est de ceux-là. Un gouffre budgétaire que les pouvoirs successifs se contentent de colmater à la rustine, tout en feignant d’agir. En 2023, seuls 600 millions ont été recouvrés. En 2024, un modeste progrès : 900 millions, soit un vingtième de la fraude. Un sursaut ? Non, une goutte d’eau.
Agnès Verdier-Molinier, qui dirige la Fondation iFRAP, met le doigt là où ça fait mal : « +30 % de recouvrement en 2024, certes, mais sur un point de départ tellement bas qu’on peine à parler de victoire. » Et pendant que le gouvernement claironne ses efforts, Bercy, lui, récupère 12 milliards sur 30 à 40 milliards de fraude fiscale estimée. Pourquoi une telle différence ? Parce qu’en fiscalité, les outils existent. Le croisement des données, l’analyse des patrimoines, le repérage du train de vie… rien de tel côté social, où l’aveuglement semble institutionnalisé.
Le RSA, quant à lui, incarne cette faille systémique. 1,5 milliard d’euros de fraude chaque année. Un euro sur six versé serait indûment perçu. Cette réalité n’est pas une fable de droite, mais un fait reconnu. Plus grave encore : ces sommes détournées sont rarement récupérées, même après mise au jour des fraudes. Ainsi, ce narcotrafiquant millionnaire – sans revenu déclaré, bien entendu – qui percevait tranquillement le RSA. Lorsque la combine a été révélée, aucun remboursement ne lui fut demandé. La loi ? Elle prévoit une prescription de 2 à 3 ans pour les indus sociaux, quand l’administration fiscale, elle, dispose de 10 ans pour revenir sur une fraude.
C’est cette absurdité juridique qu’une nouvelle disposition veut corriger dans la loi contre le narcotrafic, en allongeant le délai de recouvrement à 10 ans. Très bien. Mais pourquoi si tard ?, s’interroge Verdier-Molinier. Et surtout, pourquoi limiter cette mesure aux cas de trafiquants ? Pourquoi ne pas généraliser le croisement des fichiers sociaux et fiscaux ? Le dogme de la sacralité des prestations sociales a bon dos. On brandit l’image du pauvre honteux pour mieux taire les réseaux organisés, les arnaques transnationales, les fraudeurs chevronnés. Les fraudeurs à la carte Vitale verte ne sont pas toujours des victimes du système : ce sont parfois les exploiteurs de ses failles.
Derrière cette inertie, il y a un choix politique. En matière de fraude sociale, l’État fait preuve d’un laxisme que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. Pas pour des raisons techniques. Par frilosité idéologique. Il est toujours plus facile de s’attaquer au fraudeur fiscal – souvent caricaturé en patron cynique ou rentier apathique – qu’à l’allocataire indélicat. Le récit compassionnel empêche toute critique. Et pourtant, la réalité est là : la fraude sociale ruine la solidarité.
Verdier-Molinier ne se contente pas de dénoncer. Elle propose. Sa piste principale ? Une allocation sociale unique, fusionnant les prestations et versée sous forme de crédit d’impôt géré par Bercy. En clair, rattacher l’aide sociale à l’administration fiscale. Ce serait une révolution : l’aide serait indexée sur les revenus déclarés, immédiatement traçable. La fraude serait soumise aux mêmes contrôles rigoureux que l’évasion fiscale. Le contribuable honnête, celui qui cotise, y trouverait une forme de justice retrouvée.
Et les résultats escomptés ne sont pas anecdotiques. Si le taux de recouvrement de la fraude sociale atteignait celui de la fraude fiscale, 7 milliards d’euros pourraient être récupérés chaque année. Sept fois plus qu’aujourd’hui. De quoi financer, au hasard, une réforme de l’école inclusive, le recrutement d’AVS formés, ou la revalorisation des pensions minimales.
Mais il y a un prix à payer : celui de la lucidité politique. Accepter que l’État providence, lorsqu’il ferme les yeux, se fait complice. Accepter que la solidarité n’est pas l’anonymat, que l’aide publique ne peut se transformer en rente d’opacité. Accepter, enfin, que la justice sociale passe aussi par la rigueur.
Il est temps que la France abandonne ce double discours : celui qui exalte la lutte contre les inégalités tout en laissant prospérer les injustices les plus grossières. Car ce n’est pas au nom du social que l’on doit accepter l’inacceptable. C’est au nom de la République. Et la République, ce n’est pas le laisser-faire. C’est le droit pour tous, l’exigence pour chacun.