Soixante ans après sa sortie, le 24 mars 1965, le chef-d’œuvre de Gérard Oury revient hanter nos écrans, nos souvenirs et peut-être, nos consciences culturelles. Pourtant, en ce printemps 2025, silence radio dans la presse : pas de commémoration officielle, pas d’hommage national. Comme si le Corniaud, film culte, n’était plus qu’un souvenir jauni, relégué au rayon des curiosités nostalgiques. Et si, justement, cette amnésie médiatique en disait long sur l’état de notre mémoire collective ?
Il faut mesurer ce que fut Le Corniaud pour en comprendre la portée. Premier film à dépasser les dix millions d’entrées en France, il a ouvert la voie à une nouvelle ère de la comédie populaire. Un road-movie franco-italien avant l’heure, construit sur un duo d’une justesse désarmante : Louis de Funès, tyrannique et nerveux, incarnation d’une bourgeoisie arriviste et méfiante, face à Bourvil, candide lunaire, archétype du bon Français, modeste et indéboulonnable. Il y avait là une parabole sociale d’une précision presque balzacienne. Gérard Oury ne filmait pas seulement deux hommes aux tempéraments opposés : il captait le frottement de deux France, celle de la réussite rapide et celle du bon sens paysan, du monde d’en bas.
La première scène du film, où la luxueuse Cadillac écrase sans vergogne la petite 2CV, n’est pas qu’un gag visuel ; elle illustre, en un instant, l’inégalité sociale et l’arrogance des puissants. De Funès, dans toute son hystérie contenue, joue l’homme pressé par la réussite, tandis que Bourvil incarne une sorte de stoïcisme provincial, doux mais indéracinable. Le génie d’Oury fut de ne pas les faire s’affronter frontalement, mais de les laisser se froisser, s’apprivoiser, se heurter comme le feraient l’huile et le feu – selon ses propres mots.
Le succès du Corniaud ne fut pas un accident. Oury, contrairement aux habitudes de l’époque, obtint un gros budget pour tourner à l’étranger, avec une ambition quasi hollywoodienne. C’était une époque où la comédie populaire n’avait pas encore été reléguée à la télévision ou au second rang de la critique. Elle était un art noble, un lieu d’invention, un territoire de grâce. En témoignent les décors somptueux, les courses-poursuites burlesques entre Naples et la Côte d’Azur, et l’inoubliable séquence du bain moussant dans une salle de bains en marbre, grotesquement fastueuse.
Mais ce qui frappe, avec le recul, c’est l’étrange intemporalité du Corniaud. Il n’a rien perdu de sa verve, rien de sa mécanique comique. Comme le Dictateur de Chaplin ou les films de Jacques Tati, il appartient à une catégorie rare : celle des œuvres que l’on croit connues et qui, pourtant, résistent à l’usure du temps. Même dans les années 1990, Oury recevait des lettres d’adolescents persuadés que Bourvil et de Funès étaient encore en vie. Preuve que le film continuait, malgré tout, à irriguer l’imaginaire populaire. Une vitalité qui contraste cruellement avec l’oubli médiatique qui entoure aujourd’hui son 60e anniversaire.
Il nous parle d’un cinéma qui savait faire rire sans abaisser, et qui croyait encore à l’intelligence du grand public.
Pourquoi cet oubli ? Peut-être parce que Le Corniaud incarne une France que l’on préfère désormais taire : celle de la comédie de situation, du burlesque humaniste, du rire partagé sans cynisme. Dans une époque dominée par le sarcasme, l’auto-dérision permanente et le rejet du consensus populaire, le succès massif du Corniaud dérange. Il rappelle que l’humour n’était pas toujours une arme contre, mais aussi un langage pour. Il nous parle d’un cinéma qui savait faire rire sans abaisser, et qui croyait encore à l’intelligence du grand public.
Il faut également évoquer le lien charnel entre De Funès et Bourvil. Dans leur duo, tout était équilibre. Sans l’un, l’autre semblait amputé de sa moitié. Leur alchimie, trop souvent réduite à une question de timing comique, était avant tout une question de regard. Bourvil, qui aimait rire mais vivait reclus, était une sorte de Pierrot lunaire, fragile, presque métaphysique. De Funès, acteur d’énergie, d’électricité pure, incarnait la frénésie d’un monde en mutation. Ensemble, ils ont porté à son apogée une tradition du duo comique à la française, dans l’héritage lointain de Laurel et Hardy, mais ancré dans les conflits bien de chez nous.
Le Corniaud est aussi un manifeste politique à sa manière. Non par son discours explicite – il n’en a pas – mais par sa vision du monde. Il célèbre la rencontre, l’inattendu, la réconciliation. Il ne donne pas de leçons, mais il éveille. Et en cela, il offre une forme de résistance silencieuse au climat actuel, saturé de moraline et de lectures idéologiques. Il nous rappelle que le rire peut être une école du regard, une façon de réapprendre à voir l’autre, même si cet autre est son contraire.
Dans une époque dominée par le sarcasme et le rejet du consensus populaire, le Corniaud offre une forme de résistance silencieuse.
À l’heure où l’industrie du divertissement se cherche, où le cinéma français doute de son identité, où la comédie souffre d’un manque d’ampleur, le silence autour de cet anniversaire dit quelque chose d’amer. C’est le signe que notre mémoire collective, au lieu de célébrer ses chefs-d’œuvre, les archive. On préfère le clinquant au classique, l’éphémère à l’héritage. Et pourtant, il suffit de revoir Le Corniaud pour comprendre ce que nous avons perdu : une certaine idée du cinéma populaire, noble et généreux.
Le Corniaud n’est pas qu’un monument de rire : c’est une boussole perdue.
« J’ai dit : à droite ! » tonne De Funès dans une scène culte. Et si cette injonction valait, aujourd’hui, comme un avertissement ? Le Corniaud n’est pas qu’un monument de rire : c’est une boussole perdue. Il appartient à ceux qui croient encore à la force du récit commun, à l’élégance de la simplicité, et à la beauté du rire partagé. Que cet anniversaire oublié devienne, pour les amoureux du cinéma, une occasion de réhabilitation. Et, pour tous les autres, un rappel : il est des chefs-d’œuvre qui n’attendent que notre regard pour revivre.