Ils avaient un maire, ils l’ont fait prisonnier. Et pas n’importe lequel. Ekrem İmamoğlu n’est pas un énième élu local victime d’une erreur judiciaire orientale. Il est ce qu’on appelle un homme libre, un danger. Et dans la Turquie d’Erdoğan, cela suffit pour finir derrière les barreaux. Son crime ? Avoir gagné. Gagné la mairie d’Istanbul, cette ville que le tyran islamo-nationaliste chérit comme l’utérus sacré de sa propre ascension politique. Gagné le cœur des Turcs que le régime ne peut plus ni berner ni effrayer. Et surtout, gagné en légitimité, en stature, en crédibilité. Il fallait donc le briser.
Ils n’arrêtent pas un homme, ils exécutent une menace. Celle du vote.
Mais pourquoi s’embarrasser de scrupules quand on peut s’asseoir sur les lois comme sur des tapis de prière ? La Turquie d’Erdoğan ne simule même plus. Le prétexte est grotesque : İmamoğlu serait un terroriste, un corrompu, et, comble du ridicule kafkaïen, il n’aurait jamais eu le droit d’être diplômé. On ne rit même plus. On prend acte. D’une chose simple : en Turquie, toute tête qui dépasse est coupée. Non à l’épée, mais au scalpel judiciaire. Chirurgie autoritaire de précision.
Depuis le mouvement du parc Gezi, la leçon est claire : plus vous êtes populaire, plus vous serez gazé. Plus vous êtes libre, plus vous serez enfermé. Plus vous aimez la Turquie, plus vous serez accusé de la trahir. Erdoğan gouverne par le chaos, l’humiliation et la peur. Chaque manifestation est un test. Il en sort toujours plus fort. Ses opposants, toujours plus brisés. On appelle cela une purge. Moi, j’appelle cela une stratégie.
Le système Erdoğan n’est pas un accident démocratique, c’est une construction méthodique de terreur légale.
Ce qui choque encore plus que cette répression désormais banalisée, c’est la tiédeur européenne, la lâcheté stratégique des chancelleries. L’arrestation d’İmamoğlu aurait dû faire trembler les murs de Bruxelles. Elle n’a même pas fait frissonner les voilées de Strasbourg. Un mot du porte-parole de la Commission, pour dire qu’on souhaite que « la Turquie reste ancrée en Europe ». Et pourquoi pas inviter Erdoğan au Parlement européen pour une ovation debout, tant qu’on y est ?
L’Europe des valeurs vendues sur papier glacé reste muette devant les bottes sales du pouvoir turc.
Qu’un chef d’État islamo-nationaliste piétine la démocratie n’étonne plus. Mais que l’Europe, prétendue forteresse morale, prétendue boussole des droits, baisse les yeux devant la barbarie juridico-politique, voilà l’infamie. On serre les dents pour ne pas froisser un allié de l’OTAN. On serre les fesses pour ne pas réveiller les banlieues que le sultan menace d’un clignement de sourcils. Et pendant ce temps, les vrais Turcs démocrates, ceux qui croient encore à la République de Mustafa Kemal, sont seuls. Dramatiquement seuls.
On dira que l’Europe ménage Erdoğan pour éviter une nouvelle vague migratoire. Mais à ce tarif, ce n’est plus une politique étrangère, c’est une reddition. Et que dire de la presse européenne ? Que les pisse-copie des rédactions qui s’émeuvent d’une jupe trop courte en Pologne mais ne consacrent pas un mot en une à la prison d’un élu légitime, aillent expliquer leur hiérarchie morale au prochain journaliste turc torturé.
L’Occident préfère pleurer sur le sort des dictateurs qu’il ne peut plus influencer que sur les démocrates qu’il refuse de soutenir.
Erdoğan, jadis emprisonné lui-même comme İmamoğlu, a bien retenu la leçon. Il sait que le pouvoir n’appartient pas à ceux qui votent, mais à ceux qui arrêtent. Il a transformé une démocratie en théâtre d’ombres, où il joue tous les rôles : juge, flic, journaliste et bourreau. L’ombre d’un espoir a été incarcérée. Et le monde libre n’a pas même osé la mentionner.
Ce que la Turquie vit n’est pas une dérive. C’est un projet. Et l’indulgence européenne n’est pas un aveuglement. C’est une lâcheté active.