En Jordanie, pays de sable et de sabres, où l’autorité politique n’a jamais cédé tout à fait à la tentation de la festivité démocratique intégrale, les Frères Musulmans viennent de se faire proprement éjecter. Expulsés du grand banquet des partis tolérés. Renvoyés à leur rôle naturel : celui d’une menace, d’un ferment d’insubordination théocratique, d’un trouble-fête sacralisé. À Amman, on a fait ce que Paris n’ose plus faire depuis longtemps : trancher. Trancher dans l’ambiguïté, trancher dans la compromission, trancher dans l’indicible culpabilité post-coloniale qui paralyse toute prise de décision.
Le royaume hachémite a vu juste. Le prétexte – des armes retrouvées dans les caves d’un islamisme modéré, comme il en existe tant – n’est qu’un prétexte. Mais un prétexte utile, providentiel même, pour légitimer une opération de salubrité idéologique. Il faut dire qu’en Jordanie, le mot « nation » n’a pas encore été dissous dans l’acide de la diversité heureuse.
La France, elle, continue de jongler avec les paradoxes comme un prestidigitateur sénile qui aurait perdu ses mains. Ici, pas d’interdiction possible. Non pas parce qu’elle serait injustifiée. Mais parce que l’objet à interdire n’existe même pas officiellement. Les Frères Musulmans sont à la République ce que le chat de Schrödinger est à la physique quantique : à la fois présents et absents, visibles et indétectables, influents mais insaisissables.
Le multiculturalisme ne fait plus société, il fait diversion.
On débat du voile comme on commenterait la météo. On disserte sur les menus halal à la cantine comme si l’avenir de la République se jouait entre le hachis parmentier et la merguez. On s’enivre de ces polémiques accessoires pendant que l’essentiel – l’emprise d’un islam politique parfaitement structuré, habilement inséré dans les failles juridiques, culturelles et psychologiques de notre société – poursuit son expansion, méthodique et patiente.
Marine Le Pen tonne. Éric Zemmour fulmine. La gauche s’autoflagelle entre deux commémorations. Et le centre ? Il centre. Il calcule, il équilibre, il procrastine avec la rigueur d’un élève en gestion de crise postmoderne. Et pendant ce temps, la République s’interroge : qu’est-ce que l’islamisme ? Une idéologie ? Une religion ? Une opinion ? Une identité ? Une modalité de contestation postcoloniale ? Une pathologie sociale ? Un trauma historique ? Personne ne sait. Ou plutôt, tout le monde sait mais n’ose plus dire.
À force de tolérer l’intolérance, la France a fini par s’interdire de penser.
La Jordanie, au moins, a choisi son camp. Ce n’est ni le camp du bien ni celui du mal, mais celui de la survie. Elle n’a pas cédé à l’impératif catégorique du vivre-ensemble comme injonction suicidaire. Elle a compris que le pluralisme n’est pas l’anarchie, que la tolérance n’est pas la naïveté, et que la paix civile demande parfois des exclusions franches. Ce que la France, obsédée par sa propre image de phare des Lumières, préfère désormais éviter : éclairer, c’est déjà trop violent.
Répétons-le : les Frères Musulmans ne sont pas une organisation française, juridiquement. Mais leur rhétorique, leur stratégie d’influence, leur infiltration dans les sphères associatives, éducatives, médiatiques – tout cela existe bel et bien. Comme le dit Orwell, « pour voir ce qui est devant son nez, il faut une lutte constante ». Or, en France, l’effort est désormais porté sur le camouflage. On parle de « communautés » au lieu de parler de fractures. On évoque des « différences culturelles » pour éviter le mot « séparatisme ». On célèbre la diversité comme une fin en soi, sans jamais se demander ce qu’elle contient, ce qu’elle produit, et surtout ce qu’elle remplace.
Car il s’agit bien de cela. De remplacement. Pas seulement d’un peuple, mais d’une culture. D’un socle commun. D’un langage partagé. D’un imaginaire collectif. Bref : d’une nation. Et pendant que certains célèbrent l’islam politique comme un folklore exotique, pendant que d’autres le dénoncent sans pouvoir l’identifier, la République, elle, continue de se voiler la face. Littéralement.
