Il fallait bien que cela arrive un jour. Pendant des décennies, l’Europe s’est bercée d’illusions, persuadée que sa sécurité était un acquis immuable, une évidence historique garantie par la puissance tutélaire des États-Unis. Mais les illusions, comme les empires, finissent toujours par s’effondrer. Aujourd’hui, sous nos yeux, la grande ombre protectrice américaine se dissipe, et l’Europe se retrouve face à son impuissance. Le général Michel Yakovlef, fin connaisseur des enjeux militaires transatlantiques, ne mâche pas ses mots : l’OTAN, autrefois bastion de la sécurité occidentale, est peut-être en train de vivre ses derniers jours. Le constat est sans appel : l’alliance repose sur une confiance en lambeaux, minée par l’indifférence croissante de Washington et l’incapacité chronique de l’Europe à s’assumer seule.
Ce n’est pas une surprise. L’Amérique, fatiguée de jouer les gendarmes du monde, n’a plus ni le temps ni l’envie de porter à bout de bras des alliés qui se reposent sur elle tout en la critiquant à la moindre occasion. La présidence de Donald Trump n’a fait qu’accélérer cette dynamique, en mettant brutalement fin aux hypocrisies diplomatiques. Trump, avec son langage de promoteur immobilier et son mépris affiché pour les convenances, dit tout haut ce que beaucoup à Washington pensent tout bas : l’Europe n’est qu’un fardeau.
La question n’est pas de savoir si les États-Unis se détourneront de l’Europe. Ils l’ont déjà fait.
Le général Yakovlef décrit cette situation comme une rupture historique, un tournant décisif où l’Europe va devoir choisir entre s’émanciper ou disparaître politiquement en tant qu’acteur stratégique. L’OTAN, naguère symbole de la solidarité occidentale, apparaît de plus en plus comme un vestige du passé. À quoi bon une alliance militaire si son membre le plus puissant n’a plus confiance en ses partenaires ? L’époque où l’Europe pouvait se permettre d’être faible et dépendante est révolue. Elle doit désormais faire face à la dure réalité : sans les États-Unis, elle n’est qu’une puissance de papier.
Et pourtant, on continue de faire semblant. Comme si, par un tour de passe-passe diplomatique, l’Europe pouvait redevenir un acteur militaire crédible du jour au lendemain. L’idée d’une force franco-britannique en Ukraine, évoquée par le général Yakovlef, relève de ce déni persistant. Certes, sur le papier, une coalition Paris-Londres pourrait mettre sur pied une force de 15 000 hommes. Un chiffre honorable… jusqu’à ce qu’on le compare aux capacités militaires russes. Une division française, aussi déterminée soit-elle, ne pèsera pas lourd si le Kremlin décide d’écraser toute résistance. Et qui viendra soutenir cette force en cas d’attaque majeure ? L’ONU ? L’Allemagne pacifiste ? Une Europe bureaucratique plus préoccupée par le climat que par la guerre ?
L’Europe a voulu croire qu’elle pouvait être une puissance sans en payer le prix. Elle découvre aujourd’hui qu’il n’y a pas de grandeur sans sacrifice.
Car là réside le cœur du problème : l’Europe n’a jamais voulu assumer sa propre défense. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle s’est complue dans un pacifisme douillet, persuadée que les guerres appartenaient au passé et que la diplomatie suffirait à contenir les menaces du futur. On a désarmé, réduit les budgets militaires, transformé les armées en agences humanitaires. Pendant ce temps, la Russie a modernisé son arsenal, la Chine a étendu son influence, et les États-Unis se sont recentrés sur leurs propres intérêts.
Dans ce contexte, l’idée que l’Europe puisse tenir tête seule à Moscou frise l’absurde. La force franco-britannique évoquée par Yakovlef n’aurait de sens que dans un cadre bien plus large, avec un soutien logistique et aérien massif. Mais qui paiera ? Qui s’engagera vraiment ? L’Allemagne, engluée dans son pacifisme constitutionnel, n’enverra pas ses troupes. L’Italie n’a ni les moyens ni la volonté. Et que dire de la Hongrie d’Orbán, plus proche de Moscou que de Bruxelles ? L’Europe est trop divisée, trop disparate, trop indécise.
Et pourtant, le danger est là, bien réel. L’Ukraine, en dépit de son héroïsme, est à bout de souffle. Sans une implication directe de l’OTAN, Kiev pourrait être contrainte à un cessez-le-feu humiliant, une demi-victoire pour Poutine qui verrait l’Occident capituler sans même livrer bataille. Et si l’Ukraine tombe, qui sera le suivant ? Les pays baltes, la Pologne ? L’Europe n’a plus le luxe de l’attentisme.
On ne combat pas une menace avec des résolutions et des discours. On la combat avec des armes et du courage.
L’autonomie stratégique de l’Europe est devenue une nécessité vitale. Mais elle implique des choix douloureux : réarmer massivement, repenser les doctrines militaires, accepter l’idée que la guerre n’est pas une relique du passé. Surtout, elle exige une volonté politique ferme, une cohésion qui aujourd’hui fait cruellement défaut. L’Europe, prisonnière de ses illusions et de ses contradictions, n’a jamais été capable de parler d’une seule voix sur les questions stratégiques. Comment alors imaginer qu’elle puisse bâtir une défense unifiée, robuste et efficace ?
Le monde change, et l’Europe doit choisir : s’émanciper, ou se soumettre. Rester une force politique, ou devenir une simple zone d’influence, ballottée entre Washington, Pékin et Moscou. L’OTAN, en l’état, est une coquille vide, un symbole dépassé d’un ordre qui n’existe plus. Il est temps de construire autre chose, avant qu’il ne soit trop tard.
Les États-Unis, qu’on le veuille ou non, sont déjà passés à autre chose. À nous de décider si nous voulons exister encore.