Patriotisme obligataire : quand la France vend sa souveraineté à ses épargnants

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Dans une France habituée aux déclarations d’intention creuses et aux effets d’annonce sans lendemain, le réarmement militaire en cours ne fait pas dans la demi-mesure. Le gouvernement, rattrapé par les secousses géopolitiques du réel – guerre en Ukraine, tensions à Taïwan, et surtout sentiment d’abandon croissant des armées européennes face à l’hégémonie américaine – a décidé de mettre le paquet. Enfin, le paquet… avec les économies des Français. Parce que pour réarmer, il faut de l’argent. Et comme les caisses sont vides, on fouille dans les poches profondes mais silencieuses : celles des épargnants.

L’annonce est passée relativement discrètement mais elle mérite attention : un nouveau fonds d’investissement, porté par BPI France, ambitionne de collecter 450 millions d’euros pour soutenir les PME de la défense. Dans la rhétorique gouvernementale, il s’agit de permettre aux Français d’investir dans la souveraineté. En réalité, c’est un habile montage idéologique pour transformer les épargnants prudents en mécènes de l’industrie de l’armement, avec l’assurance de ne pas revoir leur argent avant cinq ans. Et encore, sans garantie de rendement.

Le choix n’est pas innocent : les produits d’épargne tels que le plan épargne retraite (PER) ou l’assurance-vie, longtemps chasse gardée des placements sécurisés type fonds euros ou immobilier défiscalisé, sont désormais présentés comme des leviers potentiels pour « orienter l’épargne vers les besoins stratégiques de la nation ». Traduisons : pour compenser les arbitrages budgétaires, Bercy sollicite le patriotisme financier du contribuable.

Investir dans la défense n’est plus un choix stratégique de l’État, c’est une affaire privée entre Bercy et l’épargnant.

Car la vérité est là : l’État français n’a plus les moyens de financer seul sa politique de défense. L’objectif, pourtant clair – passer de 43,9 milliards d’euros de budget en 2023 à 69 milliards en 2030 –, suppose des marges de manœuvre que la dette publique (atteignant près de 3 100 milliards d’euros) et les taux d’intérêts croissants ne permettent plus. Il ne reste que l’impôt différé ou la captation de l’épargne privée. En l’occurrence, c’est la deuxième option qui a été choisie.

Le discours de Bercy se veut habile : investir dans la défense, ce serait « donner du sens à son épargne », participer à la « résilience industrielle » du pays, soutenir l’emploi dans des secteurs stratégiques. En réalité, le choix n’est pas sans poser problème. D’abord parce qu’il fait peser sur les citoyens une responsabilité qui relève normalement de l’État. Ensuite parce qu’il installe une confusion pernicieuse entre intérêt national et rentabilité financière. Le message implicite est simple : on ne défend plus un pays par conviction, on y croit s’il rapporte.

À force de transformer les citoyens en actionnaires de la guerre, on risque d’oublier qu’une nation se défend d’abord par un projet commun, pas par un portefeuille bien garni.

Ce mouvement s’inscrit dans une dynamique européenne plus large. En Allemagne, la Bundeswehr a lancé un plan massif de modernisation avec 100 milliards d’euros en fonds spéciaux. Mais c’est surtout la création récente d’un ETF (fonds indiciel coté en bourse) dédié au secteur européen de la défense qui mérite attention. Ce produit, accessible aux particuliers via les plateformes d’investissement, regroupe les principales entreprises européennes de l’armement. Son succès naissant révèle une chose : la guerre est redevenue un secteur porteur. L’horreur du réel rejoint les logiques du capital.

On peut bien sûr y voir une prise de conscience de l’urgence sécuritaire. Après tout, les illusions pacifistes post-Guerre froide ont volé en éclats, et l’Europe se retrouve face à ses contradictions : défense américaine via l’OTAN d’un côté, appels à l’autonomie stratégique de l’autre. Depuis 2022, Paris pousse l’idée d’une Europe de la défense, mais continue d’acheter à tour de bras des drones américains, des missiles israéliens ou du matériel américain via les canaux de l’OTAN. Le fameux « Buy European Act » n’est encore qu’un fantasme de communicant.

Le patriotisme financier est le dernier masque d’un État qui ne sait plus financer son armée sans vider les bas de laine.

C’est ici que l’argument de la souveraineté vacille. Comment expliquer à l’épargnant qu’il doit investir dans Dassault, Nexter ou Thales pour soutenir la France, quand dans le même temps nos armées dépendent toujours des systèmes d’information de Microsoft, des satellites américains ou de l’approbation politique de Washington pour chaque mouvement stratégique ? Ce n’est pas un fonds souverain à 450 millions qui changera cette réalité.

Et puis, il y a un angle mort dans ce débat financier militarisé : l’impact économique. Oui, investir dans la défense crée des emplois, soutient les PME innovantes, renforce l’autonomie technologique. Mais cela détourne aussi des ressources considérables au détriment d’autres secteurs sous tension – santé, éducation, justice. Dans une économie post-Covid exsangue, aux services publics délabrés, aux hôpitaux débordés et à l’école en crise, faire le choix du Rafale contre le professeur de français n’est pas neutre. C’est un arbitrage politique qui ne dit pas son nom.

Car au fond, ce glissement idéologique vers un patriotisme économique militarisé est un symptôme. Celui d’un pouvoir politique qui, à force d’avoir abandonné ses outils de planification industrielle, de stratégie économique de long terme, en est réduit à transformer ses citoyens en investisseurs, ses retraités en actionnaires, et ses armées en produits cotés. Comme si l’idée de Nation devait se résumer à un portefeuille diversifié.

Ce réarmement financier s’inscrit dans une forme de régression républicaine : la dilution du politique dans les logiques de marché. On ne débat plus du type d’armée que la France veut (professionnelle ou mixte, dissuasive ou interventionniste), mais du niveau de rendement espéré sur des fonds investis dans l’armement léger ou les capteurs thermiques. Le citoyen n’est plus acteur du choix démocratique, il devient agent du retour sur investissement. Et si les canons rapportent, tant mieux.

Mais à force de privatiser la souveraineté, on finit par y renoncer. C’est peut-être là le vrai danger : confondre la défense nationale avec un produit financier, c’est accepter que demain, la guerre devienne un business comme un autre. Et que la paix, elle, ne vaille plus grand-chose.

***Les journalistes d’EnAlerte.fr utilisent un nom d’emprunt et une image générée par IA pour préserver leur confidentialité et garantir leur liberté d’expression.***
Amine Belhadj
Amine Belhadj
Infirmier dans un hôpital public de Marseille, Amine Belhadj, 35 ans, jongle entre des journées éreintantes et sa passion pour l’écriture. Il rejoint EnAlerte.fr pour donner une voix à ceux qui subissent les conséquences des décisions prises sans jamais être consultés. Amine croit profondément à l’importance de rendre visibles les réalités quotidiennes de millions de Français.

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